A la fin des années 60, le Nigéria connaît de graves troubles politiques, entraînant dans le nord du pays le massacre de masse des Chrétiens Igbo par des Musulmans Haoussas et Fulanis, puis la guerre du Biafra (1967-1970). À l’époque, le Nigéria est un pays culturellement et religieusement conservateur, avec à sa tête un gouvernement militaire. Alors que la population subit l’oppression de la classe politique au pouvoir, la propagation du christianisme dans le sud du Nigéria rend la société de plus en plus conservatrice. La musique fuji devient alors la cible de nombreuses critiques de la part des rigoristes chrétiens, dont la plupart sont issus de la classe moyenne et supérieure. Pour cette élite, c’est simple : le fuji n’est qu’une musique provinciale de voyous. Au contraire, pour ses fervents auditeurs issus des classes populaires, les musiciens de fuji comme Ayinde Barrister deviennent les porte-parole du peuple, utilisant leur musique pour dénoncer l’oppression de la classe politique au pouvoir. Barrister publie d’ailleurs un album intitulé Omo Nigeria, dans lequel il dénonce sans relâche la situation politique et économique de son pays.
La situation s’améliore progressivement à partir du milieu des années 70, alors que le Nigéria vit un boom pétrolier et devient membre de l’OPEP (Organisation des pays exportateurs de pétrole). Bien que cette croissance subite de la production pétrolière s’accompagne d’une redistribution inégale des richesses, principalement captée par les élites et creusant ainsi un fossé entre les classes plus aisées et la classe populaire, le pays connaît un essor économique général qui améliore la situation socio-économique de l’ensemble de la population. Ensuite, peu après la guerre civile, le gouvernement prend le contrôle d’écoles fondées par des institutions religieuses dans le but de rendre l’éducation plus laïque. Autant d’éléments qui propulsent le fuji auprès du grand public du Nigéria, où les élites qui profitent du boom pétrolier organisent régulièrement de fastueuses fêtes où les musiciens fuji sont invités à se produire. L’éducation au Nigéria étant davantage axée sur des idées laïques que sur des doctrines religieuses, la population s’extrait du conservatisme qui la corsette et adopte plus facilement la musique fuji et ses racines musulmanes yorubas. À cela s’ajoute un moment de répit au sein du régime militaire autoritaire, entre 1979 et 1983, avec la levée des couvre-feux, redonnant au peuple la liberté de se rendre aux concerts de musique fuji.
Tandis que Barrister et Kollington se livrent leur guerre musicale, un jeune homme nommé Wasiu Ayinde Marshal commence à se frayer un chemin dans la musique fuji. Au milieu des années 80, Wasiu sort l’album Talazo ’84, acclamé par la critique, donnant à entendre une version rafraîchissante de fuji qui n’est pas sans plaire à la jet set du boom pétrolier. Avant ce disque-clé, Wasiu Ayinde Marshal était l’un des vocalistes du groupe d’Alhaji Sikiru Ayinde Barrister, dont il fut d’abord le roadie. Grâce à l’énergie juvénile qu’il insuffle au fuji, Wasiu Ayinde Marshal (plus connu sous le nom de K1 De Ultimate ou Kwam 1) devient rapidement une véritable pop star, se produisant essentiellement devant les élites qui commencent tout juste à adopter le fuji, désormais acceptable grâce à l’image et au style modernisés offerts par le chanteur. Un de ses atouts majeurs est sa capacité notoire à tresser des éloges individuels lors de ses concerts – un élément essentiel de la culture fuji – chantant les louanges des personnalités richissimes qui, en retour, le couvrent littéralement de billets de banque. Le style fuji de Wasiu Ayinde Marshal séduit également les plus jeunes, en introduisant des instruments inédits tels que le clavier et le saxophone : une touche occidentale appréciée des jeunes générations. On a souvent considéré Wasiu Ayinde Marshal comme le musicien de fuji au succès le plus conséquent, en raison de la grande influence qu’il aura exercée sur le genre, poussant le fuji à surpasser les autres genres autochtones tels que la juju ou le highlife.
« Wasiu Ayinde était une rockstar. Et il l’est toujours. Mais à l’époque, il était littéralement partout », explique Billyque, organisateur de soirées et figure incontournable du divertissement. « Aucun musicien de fuji n’était aussi populaire que lui. Ses concerts étaient toujours pleins à craquer. Il a joué un rôle déterminant dans l’adoption du fuji par les classes moyennes et supérieures. »
Après Wasiu Ayinde, une série d’artistes fuji s’impose dans les années 90 grâce à la l’adoption du genre par le grand public. Ces nouveaux-venus prennent d’assaut l’industrie avec des styles vraiment distincts, notamment Adewale Ayuba, dont le fuji séduit la frange la plus excitée de la jeunesse en manque de sensations fortes. Adewale Ayuba était particulièrement connu pour proposer un fuji aux influences variées, non sans oublier l’énergie originelle, que l’on baptisera « bonsue fuji » – une fusion audible sur des disques aussi fameux que Ijo Fuji et Bonsue Tajode. Le son novateur de l’artiste représente un changement majeur dans l’évolution du genre avec une approche de « gentleman » qui se manifeste notamment dans ses paroles. Un parti-pris qui devient sa marque de fabrique, très loin de la violence et de l’agitation qui ont longtemps été associées au genre, ce qui vaudra d’ailleurs à Ayuba de décrocher un contrat avec Sony Music.
Abass Akande Obesere apparaît sur la scène fuji à la même époque, introduisant un style baptisé « asakasa », caractérisé par des paroles au contenu lubrique, comme sur les disques Egungun Be Careful et Asakasa. Si les élites sont attirées par les bonnes manières et l’élégance d’un Adewale Ayuba, les auditeurs issus des milieux populaires s’intéressent davantage au style paillard d’Obesere. C’est également à cette époque que des artistes comme Wasiu Alabi Pasuma, Saheed Osupa, Muri Thunder et Remi Aluko se font connaître sur la scène musicale fuji. Ces artistes, tous issus de la même génération, formeront la nouvelle vague qui renouvellera le genre dès la fin des années 90 et jusqu’au milieu des années 2000. Wasiu Ayinde Marshal est sans conteste le leader de cette avant-garde qui révolutionne le genre, effectuant de grandes tournées internationales dans de trépidantes villes occidentales, prêchant ainsi la bonne parole du fuji dans le monde entier.